Le partage du patrimoine est source de nombreux conflits familiaux.
Interview d'Agnès HECTOR, président du Cabinet AVENIR & SÉRÉNITÉ PATRIMOINE :
Yacin TOUAFEK, conseiller AVENIR & SERENITE PATRIMOINE : Diplômée Notaire, vous avez exercé pendant 24 ans en Office notarial ; vous êtes spécialiste du droit de la famille et des successions et du droit patrimonial, qu’est-ce qui vous a poussé à devenir "family officer" 1?
Agnès HECTOR. Pendant ces années d’exercice, je me suis aperçue que de nombreux conflits familiaux auraient pu être évités, avant d'arriver chez le notaire, l'avocat et a fortiori le juge ; lorsqu'ils parviennent à ce stade, ils sont cristallisés et il devient impossible de faire machine arrière. Pour débloquer la situation, les parties s’engagent dans une longue et coûteuse procédure judiciaire dont le résultat, pourtant, ne satisfera personne.
Il faut comprendre la nécessité d'anticiper : un partage patrimonial, à la suite d’un divorce ou d’un décès, c'est bien plus qu'une simple affaire financière : il faut faire le bilan de son histoire conjugale ou familiale. Cette étape de la vie fait remonter de nombreuses émotions et des questions qui relèvent pour l'essentiel de la psychologie et de l’affect.
Il en est ainsi, par exemple, des rapports qu’entretenait le parent décédé avec ses enfants qui restent, parfois, toujours en attente de reconnaissance ; de l’enfant qui s’est dévoué pour s’occuper de ses parents vieillissants et qui souhaite que sa part d’investissement personnel soit prise en compte par la fratrie lors du règlement de la succession ; de la décision de vendre la maison familiale détenue en indivision, pourtant transmise de génération en génération...
Les secrets ou les conflits familiaux, un temps passé sous silence, refont surface. Ce temps des « règlements de comptes » paralyse. Or l’on constate, la plupart du temps, que le conflit repose sur un MANQUE D'ANTICIPATION et bien souvent sur un DÉFAUT DE COMMUNICATION.
Lorsque le conflit est né, mais que les parties sont chacune dans une attitude positive, je conseille de privilégier la médiation de préférence à la saisine du juge aux affaires familiales ; un bon médiateur familial peut aider et accompagner ces familles en difficultés à renouer le dialogue pour trouver un accord.
Mais mon rôle de "family officer" se situe tout à la fois bien en amont et bien au-delà d'une simple médiation ; je m'explique :
1°) Bien en amont, il s'agit de PRÉVENIR le conflit, de tout envisager pour que le conflit ne naisse pas, que ce soit au niveau d'un couple qui se sépare ou d'un parent qui envisage d'aider un enfant en difficulté (mineur, handicapé, au chômage, en instance de divorce...) au détriment de ses autres enfants pour lesquels tout se passe bien, qui prévoit une transmission difficile concernant une propriété familiale ou une entreprise, par exemple.
2°) Bien au-delà de la simple médiation, il faut envisager TOUS LES ASPECTS PATRIMONIAUX : qui est le plus apte à reprendre, à gérer, qui peut financer, comment va s'appliquer la fiscalité... Cela n'entrera jamais en ligne de compte pour un juge ; et pourtant, quels impacts !
Un exemple parmi d'autres : la résidence principale récemment achetée : qui pourra la conserver et financer seul le solde de l'emprunt ? La banque sera-t-elle d'accord pour désolidariser celui qui doit partir ? La résidence principale devra-elle être revendue ? Y aura-t-il lieu au versement d'une pension alimentaire ? Dans ce cas, sauf pour de très hauts revenus, aucune banque ne prêtera plus à aucun des deux ex-partenaires : l'un parce qu'il verse une pension alimentaire et dispose donc de moins de "reste à vivre" et l'autre parce qu'une pension alimentaire n'est pas un revenu ; les deux seront donc perdants et courent le risque de ne pas pouvoir racheter un logement après la séparation et donc de devoir régler un loyer à fonds perdus ^pendant de longues années, voire à vie, mais ce n'est pas le problème du juge.
Des cas comme celui-ci, j'en ai traité des dizaines durant mon expérience en office notarial ; ces couples ont divorcé et ont repris leur liberté, certes, mais à quel prix ?
Or, des solutions existent : mon rôle est d'écouter, de comprendre les arguments avancés par les uns et par les autres mais aussi les non-dits et de proposer ensuite des solutions qui soient acceptables par tous et non susceptibles d'être remises en cause ultérieurement.
Yacin TOUAFEK. Existe-t-il des freins ?
Agnès HECTOR. Oui, j'en dénombre trois.
Le premier frein est la méconnaissance de l’existence des "family officer" : bon nombre de cabinets de gestion de patrimoine ne développent pas cet aspect familial ; ils se focalisent sur le seul aspect patrimonial. Les family officer sont assez peu nombreux en France. La quasi-totalité de mes clients dans ce domaine n'arrivent en consultation au cabinet que par recommandation ou parce qu'ils sont déjà clients du cabinet pour un autre aspect de la gestion de leur patrimoine. Dans ce dernier cas, c'est la résultante du lien de confiance que mon équipe et moi-même avons construit avec eux qui les incite à passer à des volets plus intimes.
J'avais ainsi conseillé à l'un de mes clients, chef d'entreprise, avant l'été, de protéger son épouse ; elle avait peu travaillé pour élever leurs trois enfants ; sur l'instant, il n'avait rien laissé filtrer mais à la rentrée, il m'annonçait que son épouse et lui-même avaient mis leurs vacances à profit pour constater l'échec de leur mariage ! Je lui ai immédiatement proposé une médiation ; je connaissais parfaitement sa situation professionnelle et patrimoniale ; un partage pur et simple aurait signifié la mort de son entreprise et sa charge de travail rendait impossible une garde alternée ; j'ai écouté séparément son épouse, les besoins qu'elle faisait ressortir pour elle et leurs enfants mineurs ; j'ai pu leur proposer une solution qui permettait à son époux de rester à la tête de l'entreprise qu'il avait créée quelques années plus tôt, et de conserver les revenus qui lui permettraient d'assurer son logement et le paiement de la pension alimentaire de leurs enfants,
Dans le cadre d'une séparation (couple marié ou pacsé, mais aussi simples concubins ayant acquis en indivision), le second frein est psychologique : venir discuter avec l’autre alors que la rencontre et le dialogue ne semblent plus possibles. Mais l'intervention d'un tiers qui est un professionnel du patrimoine et n'entre pas dans la subjectivité, tout en étant à l'écoute et en empathie pour la souffrance éprouvée, est très efficace. Une fois notre approche expliquée, le blocage peut être dissipé.
il est possible également d'avancer par étapes, avec des accords partiels (portant sur certains points seulement), ce qui est très important car le dialogue n'est pas rompu ; s'il reste des points de divergence, le contentieux final sera moins long et donc moins exacerbé.
Le troisième est financier puisqu'il s'agit d'une mission rémunérée en honoraires mais ce coût est très largement inférieur aux honoraires d’une procédure judiciaire de plusieurs années qui va trancher dans le vif, donc ne satisfaire personne et qui ne prendra pas en compte les aspects transmissifs, fiscaux...
Yacin TOUAFEK : Dans quels cas, recourir à un family officer tel que vous ?
Dans les cas de divorce et de séparation, bien entendu, dès lors qu'il y a de forts enjeux (enfants mineurs, patrimoine acquis en commun, différence sensible de revenus...), cette intermédiation est salutaire.
Mais aussi, et c'est là que la réflexion en amont est la plus pertinente, lorsque à l'occasion d'un bilan patrimonial, je m'aperçois qu'il peut y avoir aussi un risque de conflit sur une entreprise, une demeure familiale ; les parents ont souvent une vision trop affective et ne prennent pas suffisamment en compte les envies et les capacités de leurs enfants à prendre leur suite.
La parole des enfants, pourtant adultes, peut être bloquée par la pression parentale, la peur de décevoir, la jalousie dans la fratrie, la présence d'une "pièce rapportée"...Mon intervention, en tant que tiers de confiance, est libératrice.
Dans mes cas récents, j'ai eu à connaître d'une superbe propriété agricole que le père, ingenieur en région parisienne, s'évertuait à conserver vaille que vaille pour ses enfants car il l'avait reçue de son père et de son grand-père ; dans le cadre de ma mission de family officer, les enfants m'ont bien fait comprendre qu'ils n'avaient nullement l'intention de la conserver... J'ai alors conseillé à mon client de la remettre en ordre de marche car elle était mal exploitée et peu rentable. Conseils pris auprès de sachants du monde agricole dont nous étions tous deux bien éloignés et après quelques investissements de bon sens, elle a pu être vendue avec un bon profit permettant à ce père de répartir des liquidtés entre ses enfants, ravis de ne plus avoir à supporter ce fardeau familial et de pouvoir investir dans leurs propres projets de vie. Nous avons de plus agrémenté cette action d'une stratégie qui a permis de diminuer l'imposition de la transmission. Sans ma mission, cette propriété aurait incontestablement périclité et dans quelques années, n'aurait plus rien valu mais les enfants auraient quand même dû payer des droits de succession.
J'ai eu également un couple d'hôteliers, à Paris, parents de trois enfants, et souhaitant prendre leur retraite ; comment réaliser un partage avec un hôtel qui était l'essentiel de leur patrimoine et leur "4ème bébé" et une problématique de revenus à la retraite pour ces Travailleurs non Salariés ? La présence de tensions était au demeurant palpable avec certains des gendres et brus ; dans ce type de situation, je reçois chaque partie indépendamment des autres pour entendre chaque "son de cloche", cerner les besoins, les envies, les frustrations ; j'élabore ensuite des scénarios avec différentes hypothèses ; je reste totalement discrète sur les réflexions qui m'ont été faites et qui m'ont amené à les envisager de sorte que je ménage la susceptibilité de chacun ; j'amende les projets jusqu'à parvenir à un consensus.
Cela nécessite une mise en confiance, une bonne capacité de négociation, bref de la diplomatie.
Yacin TOUAFEK : Quelles sont les limites de votre mission de family officer ?
Certaines personnes vont purement et simplement refuser un accord, même si celui-ci leur est très favorable. Cela peut s'expliquer par :
- un besoin d’autorité : certaines personnes, par manque d'estime d'elles-mêmes, peut-être, ou par immaturité affective, ne croient qu’à une solution légale émanant d’un magistrat (la "figure du père" en quelque sorte). Dans les faits, elles ne prennent pas leurs responsabilités, elles ont la volonté de déléguer la gestion du conflit : tout d’abord, à leur avocat, qui les représente et se bat pour eux ; ensuite, au juge, qui tranchera à leur place. Cela permet de se désinvestir mais c’est illusoire.
- le souhait de rester en lien. Le conflit et la procédure le font perdurer. Trouver un accord est le symbole de la séparation finale qui est inacceptable.
- d'autres s'enferment dans une attitude de vengeance destructrice, se laissant aller à l'escalade des petites vexations, des phrases blessantes puis des insultes.
Dans tous ces cas pathologiques, le family officer doit laisser place à la justice, la figure d'autorité qui seule pourra y mettre un terme.
Dans d'autres cas, il peut nous arriver de subodorer qu'une personne est sous emprise ou se trouve en situation de faiblesse et qu’elle est ainsi dans l’incapacité de prendre une décision sans subir l’influence de l’autre partie. Il faut donc protéger cette personne contre ces pressions. Seule la justice, là encore, peut s'en charger.
Fort heureusement, ces cas extrêmes sont rares ou du moins ne parviennent pas souvent jusqu'à nos cabinets.
Nous avons le plus souvent affaire à des personnes qui cherchent de bonne foi une solution. A l'issue d'une mission de "family office", l'immense majorité de nos clients nous remercient de leur avoir proposé un panel de solutions qu'ils n'avaient pas envisagées, bien que souvent simples ; mais lorsque l'on a le nez dans le guidon, on ne voit pas l'horizon. Le débriefing avec le professionnel permet de prendre du recul, de se poser des questions, d'étudier les enjeux, de remettre les problèmes en perspective.
1Le "family officer" organise et produit, dans la durée, un ensemble de services – principalement financiers, juridiques et fiscaux – afin de préserver les intérêts économiques des familles dans une vision trans-générationnelle. A la différence du "private banker" dont le métier est avant tout de gérer des actifs financiers, le family officer conseille. Son panel d’intervention est beaucoup plus large en fonction des besoins des familles: investissements, financiers ou non, fiscalité et transmission, gouvernance, éducation, philanthropie, gestion administrative…